Cache-cache avec la mort
Il fait très beau ce 14 décembre 1984 ; le soleil est radieux et la chaleur est même assez lourde, car nous sommes à Rio et c’est, là-bas, le début de l’été. Linda Alvarès sourit, assise dans l’autobus qui la ramène chez elle. Linda Alvarès est heureuse, malgré une période plutôt difficile sur le plan personnel… L’étonnant sentiment de liberté qu’elle ressent en cet instant tient au fait qu’elle vit une journée inhabituelle. Ce matin, elle s’est rendue, comme de coutume, à son travail, dans une compagnie d’assurances du centre de Rio, et elle a dû rebrousser chemin. La maison était en grève. À un peu moins de dix heures, elle se trouve donc dans l’autobus du retour en direction de chez elle.
Linda Alvarès promène son regard sur les passagers. Elle est jolie, pas loin d’être ravissante. Elle a juste trente ans, elle est blonde aux yeux bleus, avec beaucoup de classe. Dommage que Vasco ne partage pas cet avis ! Vasco, trente ans également, est son mari… Enfin, plus pour très longtemps : ils sont en instance de divorce. C’est lui qui a tout fait, tout voulu. Après seulement trois ans de mariage, il s’est révélé sous un jour tout à fait nouveau : injuste, violent et surtout infidèle. Depuis quelque temps, il avait une maîtresse, une certaine Paola, et il a déclaré tout de go à Linda qu’il voulait divorcer pour l’épouser… Après beaucoup de larmes, de cris, Linda a fini par capituler. Maintenant, elle en a pris son parti. Le temps de la sagesse est arrivé. À trente ans, elle se dit qu’elle pourra très bien refaire sa vie.
Linda Alvarès sursaute… En gros titre sur le journal de son voisin d’en face, elle vient de lire : « escadrons de la mort ». Comme tous les Brésiliens, elle a gardé une frayeur instinctive pour ce mouvement secret qui a semé la terreur pendant la dictature, commettant des centaines d’assassinats politiques dans tout le pays. Mais ce n’est pas de politique que parle l’article du monsieur d’en face. Il est très curieux, d’ailleurs, cet article, que Linda s’est mise à lire à l’envers !
« Encore une femme assassinée à Rio, a écrit le journaliste. Comme les autres, Maria Da Silva était en instance de divorce. Comme pour les autres, la police suspecte son mari de l’avoir fait assassiner par un ancien membre des escadrons de la mort pour ne pas payer la pension alimentaire. La malheureuse a été tuée d’une balle dans la nuque, tirée par un revolver de gros calibre, une arme de professionnel. C’est le dixième à Rio depuis le début du mois. »
Linda Alvarès se met à frissonner. Elle n’aime pas cette histoire. Elle se sent étrangement mal à l’aise… C’est évidemment à cause du sort de ces pauvres femmes. Pour quelle autre raison serait-ce ? Parce qu’elle aussi est en instance de divorce ? Parce qu’elle va retrouver dans quelques instants Vasco qui, en tant que dessinateur, travaille seul à la maison ? C’est absurde ! Tout s’est très bien passé entre Vasco et elle, même si, par moments, à la réflexion, elle a surpris dans le regard de son mari une lueur inquiétante.
Linda Alvarès se retourne vivement… En passant derrière elle, un voyageur l’a frôlée et elle a cru sentir quelque chose de métallique sur sa nuque. C’est alors seulement qu’elle se rend compte qu’elle est arrivée à sa station. Elle bouscule tout le monde et se retrouve devant son immeuble, hors d’haleine, les jambes coupées. Instinctivement, au lieu d’emprunter le milieu du trottoir, elle se cache derrière un des arbres de l’avenue, puis court jusqu’au suivant…
Elle arrive pourtant sur son palier, sans encombre. Instinctivement, au lieu de sonner ou d’ouvrir normalement, elle tourne sans bruit la clé dans la serrure, s’arrête dans l’entrée et reste paralysée, tandis qu’elle laisse la porte ouverte. Là-bas, dans son bureau, Vasco est au téléphone. Elle entend très bien ce qu’il dit. Il parle d’une voix bizarre.
— Je viens de déposer la somme convenue à l’endroit convenu. Comment pourrais-je vous recontacter ?… Attendez. Je note… Café de l’Univers, à dix-huit heures ?… Pas de problème. Je la convaincrai sans difficulté. Notre divorce se passe très bien. Elle ne se méfie pas.
La conversation s’arrête là et Vasco raccroche. Linda, quant à elle, fait preuve d’un sang-froid qui la stupéfie. Elle fait demi-tour sur la pointe des pieds, referme la porte sans bruit, reprend l’ascenseur et se retrouve dehors.
Une fois dans la rue, elle allume une cigarette et se met à réfléchir. C’est dans les grandes occasions qu’on se découvre vraiment. Et Linda Alvarès, face à ce péril mortel, se comporte avec une maîtrise dont elle ne se serait jamais crue capable. Elle analyse la situation aussi froidement que s’il s’agissait d’une étrangère.
D’abord, elle n’a plus peur. Elle sait désormais que, pour l’instant, elle ne risque rien. C’était au tueur que téléphonait Vasco. Or celui-ci ne la connaît pas encore. C’est pour qu’il l’aperçoive que son mari va venir avec elle à dix-huit heures au café de l’Univers. C’est après seulement que l’ancien membre des escadrons de la mort accomplira sa besogne.
Linda marche calmement sous ces arbres, derrière lesquels elle se cachait il y a quelques minutes à peine. La réaction la plus logique serait d’alerter la police. Après la série d’assassinats, ses propos seraient certainement pris au sérieux, même s’ils n’apportent pas de preuve. Mais elle a mieux à faire. Elle se met à sourire. Le hasard vient de la rendre maîtresse du jeu, alors qu’elle aurait dû en être la victime. Elle sait tout et Vasco ne sait rien. Elle doit en tirer parti. Elle jette sa cigarette sur le trottoir. Elle vient de trouver, et son idée est absolument géniale !
Un moment après, Linda Alvarès est de nouveau devant son appartement. Cette fois, elle sonne. Vasco lui ouvre et a un mouvement de surprise en la voyant. La jeune femme parle rapidement de la grève et de la raison de son retour à cette heure inhabituelle. Elle voit les traits de Vasco se détendre. L’inquiétude qu’elle avait observée un instant chez lui a disparu. Il n’a pas de soupçon. C’est parfait ! Vasco l’entraîne à l’intérieur, feignant la jovialité à merveille.
— Quelle bonne surprise ! On va pouvoir rester un peu tous les deux.
« J’ai un mari comédien, se dit Linda avec détachement. Non seulement c’est un assassin, mais c’est un comédien… » Elle répond, à son tour, avec le plus parfait naturel :
— Non. Je vais en profiter pour faire des courses. Il y a longtemps que je voulais aller dans les grands magasins.
— Tu comptes y rester toute la journée ?
— Oui. Pourquoi ?
— Parce que j’avais l’intention de te chercher à la sortie de ton bureau et de t’emmener prendre un verre.
— M’offrir un verre ! Quelle idée ! Cela ne t’est pas arrivé depuis que nous étions fiancés.
— Justement. Comme nous allons nous quitter, cela me ferait plaisir. Que dirais-tu du café de l’Univers ? Je ne sais pas, moi… À dix-huit heures, par exemple.
Linda Alvarès a un charmant sourire.
— Eh bien, d’accord. C’est une excellente idée.
Café de l’Univers, dix-huit heures. Ce n’est pas par hasard que le tueur des escadrons de la mort a fixé comme lieu de rendez-vous cet établissement à la mode du centre de Rio. L’endroit est bondé. Il y a des jeunes et des moins jeunes, une foule animée et bruyante. Il est très facile d’y observer sans être vu.
Seul à une table, Vasco Alvarès affiche un sourire un peu nerveux. L’exécuteur est là, mais il ne sait pas où. Il ne connaît pas son visage. Il a eu un seul contact, dans un bar, avec un intermédiaire. Celui-ci lui a indiqué la façon de procéder : mettre la somme dans une corbeille à papier convenue, accompagnée de sa photo à lui. Ensuite, il n’aurait qu’à attendre des nouvelles. Les nouvelles ont été ce coup de téléphone et le rendez-vous fixé par le tueur pour repérer sa proie.
— Bonjour, chéri !…
Vasco se sent glacé des pieds à la tête. Il se retourne et se trouve face à face avec une petite brune potelée d’une vingtaine d’années. Celle-ci le regarde avec inquiétude.
— Eh bien, chéri, qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Vasco la fixe, la bouche ouverte, avec des yeux agrandis d’horreur. Il parvient à prononcer d’une voix étranglée :
— Paola !
Cette dernière a l’air de plus en plus inquiet.
— Eh bien oui, c’est moi. Tu n’es pas bien ? Tu veux que j’appelle un médecin ?
— Paola, qu’est-ce que tu fais là ?
— Justement ! J’attends que tu me dises ce qui se passe. Linda est venue à la sortie de mon bureau. Elle m’a dit : « Vasco vous attend au café de l’Univers. » Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu : « Il vous expliquera. C’est grave. »
Vasco prend le bras de sa maîtresse.
— Allons-nous-en !
— Mais dis-moi…
Vasco Alvarès ne répond pas. Il la tire derrière lui, bousculant tout le monde sur son passage. Elle l’entend répéter :
— Trop tard ! C’est déjà trop tard !
Il la pousse dans sa voiture, qui était garée non loin, s’installe au volant, démarre sur les chapeaux de roues, et c’est alors seulement qu’il lui explique la vérité : le contrat qu’il avait passé avec un tueur pour assassiner Linda et ne pas payer la pension alimentaire, la manière dont Linda l’a appris, sans doute en surprenant la conversation téléphonique et l’horrible réplique qu’elle a imaginée en envoyant sa rivale à sa place. Paola, qui n’était au courant de rien, a un cri d’horreur.
— Mais tu es un monstre !
— Ce n’est pas le moment de me faire la morale. Il faut que tu sauves ta vie !
— Il n’y a qu’une chose à faire : tu vas immédiatement trouver ce type et lui dire que ce n’est pas moi.
— Mais je ne peux pas !
En phrases hachées, Vasco raconte les précautions dont s’entourent les escadrons de la mort pour ne pas être pris, le rigoureux anonymat qui est le leur. Il conclut d’une voix paniquée :
— Je n’ai aucun moyen d’arrêter ça ! On va s’en aller tous les deux à l’étranger, très loin, le temps qu’ils nous oublient.
La voiture est arrivée devant l’immeuble de Vasco Alvarès. Ce dernier descend rapidement.
— Je vais chercher de l’argent. Attends-moi là…
Mais Paola sort, elle aussi, du véhicule.
— Jamais de la vie ! Je ne pars pas avec un assassin.
Vasco se plante devant elle.
— Ne fais pas l’idiote. C’est ta seule chance. Ils vont te tuer.
— Lâche-moi ou je crie !…
Mais Paola ne crie pas. Elle reste pétrifiée sur le bord du trottoir, de même que Vasco. Linda vient de sortir de l’immeuble, une valise à la main. Elle les aperçoit, a un sursaut, puis se reprend et vient vers eux.
— Vous voyez : je m’en allais. Eh bien, je vous souhaite bonne chance. Je crois que vous en avez besoin.
Vasco est tellement sidéré qu’il ne peut prononcer un mot ; mais Paola s’approche d’elle.
— Linda, pourquoi avez-vous fait cela ? Tout se passait bien. Vous étiez d’accord pour divorcer.
— C’est vrai.
— Nous nous sommes vues souvent. Vous avez toujours été très aimable. Il n’y a jamais eu de haine entre nous.
— C’est vrai.
— C’est Vasco qui a tout fait. Je n’étais au courant de rien, je vous le jure ! Il vient seulement de me l’apprendre.
— J’en suis certaine.
— Alors pourquoi m’avez-vous fait cela ? Je suis innocente.
Linda Alvarès a un sourire.
— Moi aussi, j’étais innocente. Et j’étais pourtant promise à la mort. Je n’ai fait que remplacer une innocente par une autre. Cela dit, je vous souhaite encore une fois bonne chance, Paola. Sincèrement…
18 décembre 1984. Il fait toujours aussi beau sur Rio. L’été s’annonce splendide. L’air conditionné fonctionne à plein rendement dans le bureau du commissaire Galvao, dans le quartier central de Rio. Le commissaire Galvao est quelqu’un dans la police brésilienne ; il ne compte plus les succès, malgré ses quarante ans. C’est à ce titre qu’il a été chargé de l’affaire des assassinats de femmes en instance de divorce. Et c’est à ce titre qu’il a en face de lui Linda Alvarès.
Celle-ci est parfaitement calme. Elle n’a rien perdu de sa ravissante beauté, mais elle n’a plus l’air heureux qu’elle avait naguère. Le commissaire Galvao la regarde posément.
— J’attends beaucoup de votre témoignage, madame. Vous êtes en quelque sorte le personnage central de cette affaire.
— Pas « en quelque sorte », monsieur le commissaire, je suis le personnage central de cette affaire.
— Vous connaissiez donc la victime, mademoiselle Paola Carvalho, abattue non loin de chez vous d’une balle dans la nuque ?
— Parfaitement. C’était la maîtresse de mon mari.
— Le tueur, Ruy Gomez, ancien membre des escadrons de la mort, a été arrêté sur place par un agent. Le connaissiez-vous ?
— Non. Lui, je ne le connaissais pas.
— Une fois arrêté, Ruy Gomez a mis en cause votre mari qui lui aurait commandité ce meurtre. Le saviez-vous ?
— Oui.
— Alors, que s’est-il passé, madame Alvarès ? Pourquoi le tueur a-t-il exécuté la maîtresse de votre mari et non vous-même ?
— Parce que j’ai fait le nécessaire.
— Pouvez-vous expliquer en quoi consistait ce nécessaire ?
En quelques phrases, Linda Alvarès explique comment elle a envoyé Paola à sa place au café de l’Univers. Le commissaire Galvao se tait.
— Je vois… C’était en quelque sorte de la légitime défense.
— Pas « en quelque sorte », monsieur le commissaire. C’était de la légitime défense.
Le commissaire Galvao regarde cette femme qui, elle-même, le fixe avec détermination. Il a suffisamment d’expérience humaine pour se rendre compte que cette froideur glaciale, cette apparente insensibilité ne sont que la conséquence d’un choc profond. Placée brutalement devant une situation de péril extrême, Linda Alvarès a eu un réflexe d’autodéfense. Elle a puisé dans le fond d’elle-même l’ingéniosité et le sang-froid nécessaires. Le commissaire change de sujet.
— Votre mari est en fuite. Auriez-vous une idée où il peut être ?
— Oui, à Manaos. Il parlait souvent d’aller là-bas et de vivre dans un des derniers endroits sauvages de l’Amazonie. C’est sûrement ce qu’il a essayé de faire…
Vasco Alvarès a été arrêté trois jours plus tard dans les faubourgs industriels de Manaos. Il errait, affamé et à bout de forces. Depuis longtemps, l’Amazonie n’était plus le refuge des fuyards qu’elle était, du temps du bagne de Cayenne. Elle n’était plus qu’une province comme les autres où les étrangers se font remarquer.
Linda Alvarès avait donc triomphé sur toute la ligne : son mari et le tueur à sa solde étaient sous les verrous, sa rivale sous terre. Elle avait gagné mais elle se serait bien passé de cette victoire. Elle savait qu’elle resterait pour toujours marquée par sa partie de cache-cache avec la mort.